Au Café du Commerce, le Goncourt d'Adolf (3)
Ah, ça ! Les Tacron ont bien fait les choses. Abonnés au câble, ils offrent comme chaque année à leur clientèle le direct de l'attribution du Goncourt. Ni les charcutailles, les fromages et les tartes aux fruits ne manquent. En perce, trois tonnelets délivrent aux gosiers pentus les cascades d'un vin de Loire sincère. Conclusif, le café fume de joie dans les tasses empilables de bistrot.
Tout à coup, l'énorme téléviseur s'emballe. La voix haut perchée du présentateur crisse comme un ongle sur le tableau noir : « Ah, Léa, Léa, il se passe des choses dirait-on chez Drouant ! Léa ? Léa ? Vous m’entendez ? » Magie du direct, un silence total lui répond. Rires moqueurs au Café du Commerce.
Sur l'écran, l'agitation est de haut niveau. Les micros se cognent aux caméras qui elles-mêmes heurtent tout ce qu’elles trouvent. Des crânes, des dos, des épaules, des fesses. Le salon chic de l’événement a des allures de foirail en folie. C'est que de la décision de dix jurés impartiaux dépend un chiffre d'affaires phénoménal. Alors ? A qui reviendra-t-elle la récompense fameuse des 500 ou 600 000 exemplaires vendus, les traductions, les adaptations ?
« Pour l'éditeur dont le poulain est distingué, le Goncourt c'est l'équivalent de 3 ou 4 années de recettes », rappelle l’animateur extatique du plateau télé. Aux malentendants, pour les retardataires et les rêveurs il répète dans une espèce de jubilation que l'impact financier est énorme !
Sur l’immense écran plat, un petit bonhomme chiffonné apparaît en haut d'un grand escalier. Il tient à la main une feuille de papier à laquelle il imprime son tremblement de noble vieillard. « Le micro est bon ? Le son ? Et l’éclairage ? Correct l’éclairage ? » Professionnel des grands-messes médiatiques, il attend l’œil plissé que le calme fige l'assistance. L'événement est planétaire. La littérature est son alibi. Le son de la télé rétabli, on entend les journalistes finir de s'engueuler en divers idiomes. Langue de la diplomatie, le français l'emporte. « Putain LCI, tu vas le pousser ton gros cul ! » On filme pour l’histoire. Si quelqu’un ignore ce qu’est l’histoire, la vraie, qu’il fixe son poste. Elle se fait à chaud sous ses yeux.
Contrastant avec le laisser-aller du Café du Commerce, la tension chez Drouant est à son comble. L'élite gronde comme un gros animal affamé dans le hall aux couleurs pâles. Des exclamations admiratives, quelques applaudissements même, saluent la proclamation du résultat : « Le prix Loncourt (brouhaha) Je répète, le prix Goncourt a été attribué au 3e tour de scrutin à Jean-Jacques Guyard (cris) pour La palette d'Adolf aux éditions Rue de Valois par sept voix contre trois à Françoise Roux (nouveaux cris) pour Testostérone chez Favard ! » Des nerfs lâchent. On crie, on glousse. « Adolf, comme Hitler », interroge une voix de femme ? Le journaliste du Figaro incontournable questionne le maître de cérémonie. « Comment ? Combien de tours pour Guyard ? » Depuis son plateau, le présentateur sous tension s'agite. « Léa, Léa ! Vous pouvez peut être approcher les jurés pour nous... » A l'image tout à coup, la jeune femme en blouson de cuir noir se dresse debout auprès du président du jury attablé avec son aréopage expert. Entrain et jeunesse se frottant aux masques académiques des momies littéraires recroquevillées dans leur temple gourmand devant les assiettes en vermeil gravées à leur nom.
Le président s’explique. « Je m'attendais à une flopée de tours mais pas du tout : au 3e tour ça s'est décanté. C'est un petit livre fulgurant. Un florilège chromatique. Il contient à la fois une leçon d'écriture et une leçon d'éthique politique. Il montre surtout que le danger n'est pas écarté ! En le lisant, on demeure en permanence intranquille. Dès la première scène, le portrait d'Hitler hurlant ses imprécations antisémites après avoir été refusé à l'Académie des Beaux Arts de Vienne est terrifiant ! » Le maître de cérémonie se lève le livre ouvert à la main et aboie : « Zweig, Jüdischer Batard ! Untermensh ! » Son œil noir lance des éclairs. Il est habité. Prise dans son cadre raffiné, néoclassique et moelleux, la terrifiante scène est grotesque. Il y a des rires gênés, des silences lâches. La jeune journaliste bredouille des remerciements auxquels elle-même ne croit pas.
Redescendu sur terre, le président du jury baisse la tête. Il se rassoit pour entamer un dialogue plus intime avec le Faugères éloquent. Yeux mi-clos, teint fleuri de l’amateur aux veinules écarlates il est déjà ailleurs, apaisé sans doute par la certitude de la justesse de ses décrets. Que oui, La palette d’Adolf est un choix honorable. Ce n’était au départ pas le sien mais pourquoi s’opposer aux cinq jurés qui se sont curieusement enflammés pour ce petit roman adroitement situé dans l’air du temps, facile à oublier et certes pas moins bien bâti que quantité d’autres ? En se montrant attentif aux préférences de ses collègues il s’est ouvert une ligne de crédit qu’il pourra employer plus tard, quand il choisira de se prononcer pour une œuvre davantage à son goût. Entre gens évolués, tout est diplomatie, compromis, arrangement et doit le rester. Homme de médiation, soucieux des désirs de l’Autre, le président repu à cause de l’inoubliable lièvre du sénateur Couteaux est en paix avec lui. Cette disposition d’esprit heureuse prouve qu’il est un bon président de jury. Il est rassuré. Chacun à la place où il s’est hissé avec l’indispensable coup de pouce du destin éprouve à certains moments, surtout s’il est venu encore jeune de province à Paris murmurant A nous deux ! Bras croisés sur un torse grassouillet à l’adresse de la grande cité coiffée d’ardoises, la crainte d’être pris pour un migrant, un sans papier, un usurpateur, un voyageur sans bagage ni titre de transport.
Tout autour, le vacarme n’a pas faibli. Les micros chassent en meute dans la salle à manger aux boiseries précieuses. Quelqu’un exhibe au zoom étonné le chèque de dix euros rigolo destiné au lauréat. La même voix de femme se fait entendre. « Vous voyez bien. C’est d’Adolf Hitler qu’il parle le livre ! »
Et GV a soudain la nausée. La France pacifiste de 1940 culbutée en 6 semaines ne se remet toujours pas de l’étrange défaite. Elle rêve de rectifier l’histoire. Son voisin et ami José Carrillo, un vieux bouquiniste toujours vêtu de noir, l’a préparé à la mort lente du roman. « Dire qu’il y a des gens qui ne liront qu’un seul livre ne parleront que d’un livre et que ce sera précisément celui-là ! » Le panurgisme des prix littéraires le dégoûte. « Un roman sans estomac ne fera pas à lui tout seul la littérature des années 2000. L’important c’est la recherche, la diversité, le brassage. Prends un chemin bien à toi et fonce ! » lui a répété cet ambassadeur des livres disparus. José rêve de collectionner les manuscrits refusés et de les proposer libres de consultation aux habitués excentriques de sa bouquinerie. Pour lui, la lecture est une arme chargée de futur et le futur, c'est la Révolution qui, surréaliste, sera victorieuse demain.
Avec une poignée de copains, Carrillo s’offre de somptueuses prises de bec comme on en voit peu aujourd’hui où, par principe, le consensus précède la discussion. GV y assiste. GV écoute. Bakounine ou Marx, la Commune, Cronstadt, les procès de Moscou et la Catalogne autogérée en pleine guerre d’Espagne, l’Algérie et même l’Eurocommunisme : toutes les vieilleries décolorées y passent et plutôt deux fois qu’une. Comme si le sort du monde se décidait là, entre eux. Comme si le choix décisif, sur un coin de table dans des nuages de fumée de cigarettes (Quelqu’un va se décider à ouvrir cette putain de fenêtre ? On s'entend plus tousser) entre diverses formes de révolution allait se faire immédiatement.« J’hallucine, face à l’hyper-puissance tu veux toujours faire des Vietnam et des Cuba partout ? » Eh, vous pensez pas qu'il faut tourner la page comme dit le poète ?
(A Suivre)
© Jean Weber
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