Au Café du Commerce, un pavé littéraire (4)
Tu marches d’un pas tranquille. La ville dort. Le boulevard Saint Germain alterne galeries d’Art et boutiques de mode. Ici ou là, un salon de thé, une salle de cinéma d’avant-garde, l’annexe d’un ministère, une maison de rendez-vous, un hôtel particulier, un bar élégant. C’est déprimant, la célébrité, le luxe et le pouvoir allés ensemble la nuit.
Dans l’immense vitrine d’une librairie, entourant le portrait plus grand que nature du mirifique Jean-Jacques Guyard, une centaine d’exemplaires de « La palette d’Adolf » font tapisserie. Violemment éclairés, ils composent un décor tapageur. Une esthétique de grande surface a pris possession du haut lieu culturel. Avec un goût exquis, l’étalagiste a parsemé la vitrine d’objets nazis. Cadre avec profil en relief d'Adolf Hitler, chopes à tête de mort, aigle impériale du troisième Reich montée sur socle de marbre et autres bibelots portant tous une croix gammée attirent l’œil du chaland. Comme si Paris à nouveau occupée s’abandonnait avec cette pacotille monstrueuse au charme douteux d’un flirt avec des idéologies racistes et totalitaires.
Qui aurait pu rester indifférent à pareil spectacle ? A ta gauche, laissés en tas par les agents d’entretien, une pyramide de petits pavés en granite de Corrèze reposent au pied d’un des tilleuls de garde. Il est 3 h 10. Ni passant ni voiture en vue. Un silence de cathédrale enveloppe le quartier. Paris s’éveillera à 5 heures. Que c’est tentant ! Tu poses la main sur un cube de pierre et te plantes devant la vitrine. Jean-Jacques Guyard te toise du haut de son triste triomphe. Il semble vouloir parler.
« Vois le prix que coûte un prix littéraire ! Vois ce qu’ils ont fait de moi ! Une bête de foire, un animal de cirque. Ma vie a basculé et ne m’appartient plus. Elle m’écrase. Mon livre n’est plus que divertissement, futilité. Le tragique s’est fait farce. Je suis détourné de ma trajectoire, privé de ma liberté, pris en otage par mes lecteurs bien trop nombreux pour que je leur résiste. Fini l’exercice solitaire de l’écriture. Une foule bruyante a envahi ma tête. Elle m’attend impatiente et péremptoire au tournant d’un nouveau livre. Je n’ai plus que des moignons d’idées. Le doute me paralyse. Comment imaginer que je pourrais encore écrire ? »
Ah, le pauvre auteur cloué au pilori de sa pauvre vitrine !
Ton cœur bat plus vite. Tu as le souffle court. Pour ramener le calme dans la demeure, tu étudies le décor rouge et noir emphatique. Soudain, amplifié par la peur, un bruit de pas te fait sursauter. Un couple de jeunes tendrement enlacés passe sans te prêter attention. La nuit se referme sur eux.
Bouche ouverte, tu t’efforces de respirer avec calme. Tu sens les arêtes du pavé post-soixante-huitard dans ta main. Si tu le lances là tout de suite, ta vie changera du tout au tout. Tu redoutes et souhaites ce virage. Ton pavé innocent et la vitrine orgueilleuse sont comme attirés l’un par l’autre. Mais tout dépend encore de toi. Est-ce la peine ? La colère est tenace. Elle enfle. Tu penses à ton manuscrit de 900 grammes refusé dix-sept fois déjà par les éditeurs. Toute ces heures à écrire, couper, réécrire dans la chambre de bonne de ton appartement ! On a raison de se révolter. Et contre la violence faite aux faibles, la violence qui va des faibles aux puissants est inévitable. Voilà !
Tu avances la jambe gauche. Alors, tout seul, ton bras droit à demi relevé se tend en arrière. Rotation du buste. Lancé à toute force, le cube d’une douzaine de centimètres de côté s’abat sur la devanture. Touche-t-il un défaut du verre ? La vitrine plie et s’écroule. Fracas énorme. Pluie de débris sur les livres étalés. Hululement d’une sirène lugubre.
Il n'y a plus rien à faire ici.
Sans courir surtout, tu t’éloignes. Tu marches en comptant tes pas. Une voiture en maraude avance vers toi au ralenti. Il y a trois hommes à bord. Vous vous regardez. Tu continues d’avancer avec tes jambes en X qui te font tanguer comme un ivrogne. Inoffensif. Dans ton dos peu à peu le bruit du moteur faiblit.
Au premier croisement, tu tournes à droite. Une petite rue mal éclairée qui débouche sur une placette romantique avec ses lampadaires en fer forgé, ses bancs vert sombre et ses arbres amaigris te mène jusqu’aux quais de Seine. Encore tremblant, tu admires le fleuve sombre emportant sur son dos ridé l’ondulation rousse des lumières de la ville. Pris dans un brouillard intérieur, tu t’engages sur le pont des Arts. La vue embrasse le Louvre, la Cité, l’Institut de France, les quais où dans leurs longues boîtes lugubres comme des cercueils s’entassent les curiosités défuntes des bouquinistes. Au loin, à coup d’audace et de génie, les statues de Rodin, Maillol et Giacometti peuplent les Tuileries dessinées par Le Nôtre. Plus loin encore sommeille le Palais-Bourbon. Façade aveugle et hautes colonnes, la maison close de la République fixe au nord la Concorde des périls passés.
Dans le courant d’air léger, la lucidité te revient. Tu te dis « J’ai jeté ton pavé dans la mare aux vanités » et tu éprouves un soulagement inattendu. Le chemin est long jusque chez toi. Il passe par République puis monte doucement vers le cimetière du Père Lachaise. Tu retrouves soulagé ton immeuble, rue Saint-Hubert.
Tu ouvres sans bruit la porte de ton appartement. Sigmund a fait trois petites crottes, trois billes noires toutes sèches, déposées en triangle dans un coin de l’entrée. Sigmund est un as de la transgression. Fuyant le châtiment possible, il te file entre les jambes. Par la fenêtre de la cuisine, la queue en l’air, il s’élance vers la cour et son espace de jeu. Alors, tu te fais une tisane avant d’allumer ton PC et taper quelques lignes en forme de communiqué revendicatif. Sur l’écran, en noir et blanc depuis les toits de l’hôtel Colon à Barcelone, Marina Ginestà fusil à l’épaule te toise. Ses 17 ans éclatent de confiance. Contre la félonie de Franco, ils portent tous les espoirs de l’année 1936. Venceremos ! No pasaran ! Tu rédiges puis signes « Brigade Julien Gracq » un texte intitulé Non à la littérature spectacle ! Plus tard, avec un téléphone à carte tu le dicteras à l’AFP, l’agence France Presse de confiance, le média des médias.
« Nous avons frappé cette nuit au cœur de la machine excrémentielle à tuer la littérature pour signifier notre refus radical d’un système mercantile qui au mépris de l’indépendance de l’écriture, de la création et de l’auteur.e s’appuie sur l’incompétence pathétique des jurys littéraires et les préjugés de classe de la critique officielle complice. Certes, le livre La palette d’Adolf n’est ni meilleur ni pire que tout ce qui se vomit dans le genre convenu du roman pour salles d’attente. Nous dénonçons le marketing omniprésent qui en dit long sur notre époque avide de profit, d’image et de bruit. Nous refusons l’industrialisation des livres, la médiatisation galopante des écrivains, la surproduction d’œuvres de circonstance et la course aux prix, aux tirages énormes qui motivent l’édition dévoyée. D’autres actions suivront ! »
Tu as beaucoup hésité avant d’écrire la dernière phrase. S’engager dans la voie de la contestation de la grande foire aux livres ? Seul ? Pour faire encore plus de publicité (si faire se peut) aux distributeurs de récompenses littéraires ? Puis c’est le sommeil qui l’emporte. La plante humaine pique du nez. Avant de t’écrouler, tu t’empares du téléphone et dictes ton brûlot sans rien changer. Tu sais à présent que la brigade Julien-Gracq, du nom du premier écrivain à avoir refusé le prix Goncourt, fera parler d’elle. La conscience en paix tu t’endors.
(A Suivre)
© Jean Weber
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