Au Café du Commerce, session de rattrapage (5)

 

Emma tous les vendredis vient déjeuner au Café du Commerce. Seule. Pourquoi le vendredi ? A cause du merlu à l’espagnole, un plat façon chef d’œuvre de la mère Tacron ? Allez savoir. 
 
Après le repas, Emma traine. Stimulée par le droit de tous à la paresse, la mise à l’écart de la valeur travail, sa semaine se défait. Pigiste, elle tient à tenir à distance l’info qu’elle traite en semaine avec circonspection. Dans l’arrière-salle l’autre jour, Emma était en veine de confidence. A pas même 25 ans, elle nous aura prouvé qu’elle avait plus de souvenirs qu’un bon gros disque dur :
« Je me rappelle mon premier rédacteur en chef, sa paternelle mise en garde. L’actualité mord. Sois toujours sur tes gardes ! Ne te laisse pas dévorer. Il faut garder le regard froid. Moi, son petit laïus je le trouvais incompréhensible. A toutes fins, j’acquiesçais. Intimidée, j’étais plutôt du genre docile. La parfaite stagiaire en charge de la machine à café. En réunion, je n’apportais guère de grain à moudre. Je n’avais rien à proposer malgré la perche qui m’était en permanence tendue. Quant à critiquer le journal paru le matin même, l’exercice était hors de portée pour moi. Admirative, j’écoutais les journalistes expérimentés brasser le grand fatras de l’actualité, le mettre en ordre, le rendre lisible. Je riais à leurs traits d’esprit, au moindre de leurs calembours. J’étais au ciel, immature ébouriffée parmi les Aigles. Je pensais, « Eux savent discerner ce qu'il y a de plus profond sous l’écume des faits insignifiants. Ils devinent ce que le lecteur attend. Mieux, ils savent le surprendre, se l’attacher en rendant sensationnel le moindre événement. Dégoter et faire parler des témoins fiables est leur sport favori. En plus, ils rédigent 5-600 mots à la vitesse de la lumière dotant leurs papiers d’un titre accrocheur, d’une attaque fulgurante, d’une chute inattendue. » Oui, voilà ce que je me disais pendant les réunions de service. A ce propos, le chef, il prend un ou deux sucres avec son café ?
- Mentalité ancillaire, murmure le père Tacron. On le fait taire. Je poursuis :
- Tout le monde se tutoyait. Je prenais vite le pli. Mais je savais où était ma place. Tout en bas de l’échelle. Je m’attelais à la révision des dépêches d’agence qu’on me confiait parfois. « C’est du social. Des luttes. Vois si on peut en tirer quelque chose. » Je bâtonnais. Parfois, mon travail finissait dans le classeur cylindrique, la corbeille à papier. « Trop long ! » Je ne me décourageais pas. J’avais le sentiment d’apprendre le métier comme il convient. Dans la douleur. Apprendre, j’étais tout de même un peu là pour ça après tout. « Tu te plais avec nous ? » me demandait quelquefois le patron. Il n’écoutait pas ma réponse emberlificotée. Mais pourquoi je n’étais pas capable avec lui d’émettre un oui clair et net ? Si une de mes brèves était publiée, je la lisais et la relisais le matin dans le journal jusqu’à la savoir par cœur. Il m’arrivait de la montrer aux amis, de dire « Vous avez vu ? C’est de moi ! » Avec une fierté ridicule. Comme tout cela me semble loin à présent que, sans emploi ni domicile fixe, je pourrais presque fournir la matière première des faits divers minuscules qu’à l’époque non sans mal je tentais de traiter. « Hyper diplômée, elle volait à l’étalage pour manger ! »
- Comment il s’appelait, ton patron, demande le père Tacron qui habille les verres d’un cognac sérieux.
- Besson, mais oui Besson ! Je n’ai pas oublié le nom de mon premier Rédac’ chef. De haute taille, devenu massif avec les années, il était d’une courtoisie appuyée qui établissait une infranchissable barrière que renforçait si besoin sa moquerie irrésistible. Indifférent à l’agitation ambiante, ce géant passionné d’histoire paraissait avoir devant lui une considérable réserve de temps. Jamais il ne vous coupait la parole vous donnant l’impression que ce que vous aviez à dire était de première importance. Souvent, il pensait à tout autre chose mais, sur un mot de vous capté au vol, il était capable de recoller à votre laborieuse petite intervention. Sa mémoire phénoménale lui permettait de réciter des vers par dizaines. Hugo, Baudelaire, Eluard surtout. Gros fumeur de blondes. Le cheveu ras. Un œil bleu auquel rien n’échappait. Montre en main, vingt minutes lui suffisaient pour pondre un édito. « Dans la presse, quoi que tu fasses, tu travailleras toujours sous pression avec de grands malades, des caractériels réactifs dans un monde en crise. » En fait, je lui dois ma première vraie leçon de journalisme.
- Ah, comment ça ? Tu racontes ?
- A l’époque, pour débuter, on te faisait parfois faire la tournée des gros commissariats. Tôt le matin, avec un brigadier débonnaire qui t’ouvrait ses registres, tu te penchais sur la collection de faits divers des dernières 24 heures. Sous tes yeux s’étalait la folie ordinaire du monde, la prédominance de la connerie. Agressions, bagarres de bistros, carambolages, enfants disparus, escroqueries, femmes battues, suicides, sinistres en tout genre et vols avec effraction. Matière première. Matière brute. Tu rentrais ensuite au journal pour rendre compte, traiter au plus vite l’info quand elle était jugée bonne. Un beau jour. A la fin d’une réunion de service :
- Tu es passée à Vincennes, me demande le chef ?
- A Vincennes ? Ben, oui…
- Et alors ?
- Et alors, rien.
- Rien ? Comment ça rien ? Rien, pour un journaliste ça n’existe pas !
Je me penche sur mes notes :
- Ah, si ! Un suicide par pendaison. Un vieux.
- C’est cela. Un homme âgé est trouvé pendu, toi tu trouves que ça n’est rien ?
- Non, évidemment. Mais c’est banal : on ne peut pas en tirer grand-chose !
Je regrette déjà ma réponse. Lui me fixe. Entre ses doigts étrangement fins, une cigarette. Elle n’est pas allumée. Il joue avec :
- Tu as le nom du désespéré ? Il a dit désespéré. Qui utilise encore ce mot ? Pourtant, il exprime bien la déprime, la perte sans remède du goût de vivre, de se battre pour améliorer les choses ou seulement continuer à tracer son bout de chemin. Je regarde mes notes :
- Euh, un nom en on.
- Oui, on ! Mais encore ?
- Besson je crois. Oui, Abel Besson, 74 ans ! Le silence s’installe. Je me sens mal à l’aise. Les confrères ont flairé quelque chose et m’observent. Je devine une dose d’ironie flottant dans l’air. La cigarette virevolte entre les doigts de mon examinateur. L’œil bleu me scrute :
- Besson ! Tu n’as pas pensé à faire le rapprochement ?
Je suis à la torture. Très froid, il reprend :
- Ce Besson-là, vois-tu, c’était mon oncle. Un frère de mon père. Comprends-tu ? Dans le métier, Emma, il ne faut pas rater les coïncidences. Elles nous font signe. Le couperet est tombé. Il a dit ça sans élever la voix. Il ne parlerait pas autrement à un malade. A nouveau le silence est là, coupant. Tous les regards sont braqués sur moi. Au secours ! Je ne sais plus où me mettre. Mon rédacteur en chef allume sa cigarette, tire une longue bouffée puis tranche :
- Quinze lignes pour les actus en dernière page. C’était un héros de la Résistance, Abel Besson. Il était veuf. Et malade. On était en froid. Des affaires de famille un peu ridicules comme toujours. Trouve-nous donc la date et le lieu des obsèques. Si tu t’en sens capable naturellement. Je suis défaite. Merde, il ne peut pas m’engueuler comme tout le monde ferait à sa place ? Ce serait du respect ça ! De l’estime ! Mais non. Il se comporte comme s’il était inutile d’attendre de moi quelque chose de mieux. Quelque chose de journalistique. Aujourd’hui, je me dis que deux ou trois leçons de ce genre valaient bien un studieux trimestre à l’école de journalisme.
- Eh bien, qu’as-tu fait ?
- Je suis pas stupide. J’ai merdé mais j’ai pensé que tout n’était pas fichu. Je me suis persuadée qu’en cherchant bien je risquais de trouver quelque chose à gratter. Une histoire à raconter. Non pas en quinze mais en cent cinquante lignes. Un papier signé. Sur deux ou même trois colonnes. Et en tête de page.
- Alors, enchaine !
- Alors, ma décision est prise. Vite, la réunion finie, je m’exfiltre. Direction Vincennes. Auparavant, sur mon clavier je tape la brève info demandée. Du factuel. Je l’imprime. Quinze lignes ! Ni plus, ni moins. Je préviens la permanence. « Je retourne à Vincennes. J’en ai pour une heure ». J’entends rire dans mon dos. « T’aurais pas oublié des fois de ramener l’info » ? Aucune gaffe n’échappe au permanencier. Il a l'humour facile. Je sais qu’il va prévenir Besson de mon escapade. Moi, je n’ai pas le courage d’affronter son œil bleu et froid, sa courtoisie qui tue. En route, je coupe mon téléphone. Je ne veux pas être rappelée au journal séance tenante.
- Accouche, s’exclame la mère Tacron évadée de sa cuisine !
- Rue des Laitières. Au 117 ou 119. A deux pas de l’avenue de Paris qui file vers le château de Vincennes, un petit immeuble bien propre au dessus d’une agence immobilière éclatante de santé. Je me rappelle encore aujourd’hui la concierge bavarde, grande femme avec un soupçon de moustache. « C’est qu’on l’aimait bien, Monsieur Besson. Quand il était trop fatigué par son traitement, je lui faisais ses courses. Moi, je comprends qu’il en ait eu assez de se bagarrer avec son cancer du poumon. D’autant qu’il n’avait plus personne pour s’occuper. Juste ses livres. Ah, ça, des livres il en avait des centaines. Partout. Des pièges à poussière. Je me demande qui va récupérer ce bazar. Peut être la bibliothèque du quartier, au bout de la rue ! » Juste en face, une maison de la presse m’attend. En blouse grise, quelques cheveux plaqués à toute force sur son crâne dramatiquement dégarni, le libraire lui aussi est un volubile. « Trois ou quatre journaux par jour, parfois davantage. C’est sûr qu’il se tenait au courant, Monsieur Besson. De temps en temps, il me commandait un bouquin. Livre d’histoire ou polar étranger surtout. Il aimait m’en parler. Je crois bien qu’il écrivait pour lui aussi. Quelque chose sur notre château. C’était quelqu’un de cultivé, voyez-vous. Des clients comme lui Mademoiselle, on ne peut pas dire que j’en ai eu beaucoup. » Saisie d’une inspiration brusque, je me rends à l’autre bout de la rue où se trouve la fameuse bibliothèque de quartier. Une espèce de post-situationniste hirsute me reçoit. « Abel ? Il savait tout sur tout. Là, sa passion c’était le château de Vincennes. « Le plus excellent des bastiments de France », disait-il en riant. Le plus haut donjon d’Europe en tout cas. Les cachots de Diderot, Mirabeau, Sade. Les fossés où fut assassiné le duc d’Enghien. Au moins six siècles d’histoire ! Vous savez que de Gaulle qui n’aimait pas l’Elysée parce que ça sentait la cocotte selon lui voulait en faire son palais présidentiel ? Une ex prison d’Etat et même une caserne de SS, disait Abel, vous parlez d’une idée à la noix ! » Le jeune barbu baisse la voix. « Si ça vous intéresse, j’ai une photo de lui. Récente. Prise ici même. » J’acquiesce. Une sorte d’excitation m'a envahie. Au-delà de l’idée simple de rattrapage qui m’a d’abord mobilisée, il y a désormais du chien de chasse lancé sur une piste dans ma conduite.
- Oui, oui d'accord mais cette photo. Décris-la !
- Du fouillis d’un tiroir il extirpe un tirage papier noir et blanc. Besson est debout, les cheveux en bataille et la pipe au bec. Costaud comme son neveu, adossé au mur des livres communaux, il sourit. Le cliché lui fait une tête de montagne pauvre ravagée après 550 millions d’années d’érosion. Le nez est fort sans concession tel un rocher. Le bibliothécaire approche sa tête de la mienne. Il chuchote :
« C’était un ancien résistant, Abel. Apprenti typographe à Toulouse, il avait été déporté à 16 ans quelque part en Autriche. Un enfer. Il pesait 34 kilos quand il a été libéré. A la mi-avril, en 45, le commandant SS a reçu l’ordre d’évacuer ses 1 500 détenus, principalement des Russes, des Polonais, quelques Français aussi et des Hollandais. Pendant trois semaines une horrible marche de mort-vivants pris en tenaille entre l’avancée des troupes américaines et celle de l’Armée rouge ! Après 300 km de calvaire, ils n’étaient plus que 200 rescapés. « J’ai eu la vie sauve grâce à Pierre Antoine, racontait-il, un militant coco du XIe arrondissement, un costaud, un sportif de haut niveau qui me soutenait quand j’allais me laisser crever. » Un matin, après une nuit glaciale dans un petit bois tout déplumé à l’ouest de Leipzig ils ont vu que leurs gardes SS, des Ukrainiens surtout, avaient disparu pendant la nuit en abandonnant armes et uniformes. Le commandant lui s’était rendu aux Amerloques. « Le plus dur, racontait Abel, c’est les camarades qui sont morts d’indigestion les jours suivants, gavés de rations sur-vitaminées. ! J’étais si faible avec ma saloperie de typhus que dans l’avion du rapatriement sanitaire j’ai pensé que je rentrais en France pour y crever. La mort était partout où nous allions. L’Europe n’était plus qu’un charnier. Moi, c’est drôle, mourir à Paname ça me faisait presque plaisir. » Minute de silence au Café du Commerce. Avec dignité, chacun repose son gobelet et médite. Ah, mais quelle connerie la guerre !
- Le bibliothécaire reprend. « C’était un vrai libertaire Abel. Ni dieu, ni maître et surtout pas de sauveur suprême. Je me souviens de sa compagne Maylie. Une belle femme. Le portrait de Simone Signoret jeune. Elle organisait des groupes de femmes à Montreuil. Surtout, elle donnait un coup de main aux Africaines, celles qui se bagarraient déjà contre les mutilations rituelles ou les mariages arrangés. Une voiture l’a renversée et tuée alors qu’elle collait des affiches « Droit d’avorter pour toutes les femmes » tôt un matin avec des copines. Le chauffard n’a jamais été retrouvé. Les témoins de la scène disaient que ça n’était pas un accident, que la voiture avait fait un écart exprès pour faucher Maylie. L’affaire a été classée. La sensibilité à la cause des femmes était bien plus limitée qu’aujourd’hui…
« Abel, toute sa vie, il a pris des coups de partout. La droite, la gauche, la justice, la police, les staliniens et les trotskistes. Personne ne l’a loupé. Pas même le crabe. A Vincennes, il avait monté sa petite imprimerie à la fin des années cinquante. Travailler chez les autres, les bousilleurs comme il les appelait, il en avait eu sa claque. Avec deux ouvriers, malgré les engueulades monumentales entre eux trois, un anar, un stalinien et un trotskyste, elle marchait pas mal du tout sa boite. Lui qui trouvait dégueulasses les livres fabriqués aujourd’hui avait mis la main sur du beau papier et des bécanes anciennes pour pouvoir tirer en très petit nombre des pamphlets célèbres. C’était son idée. Une parution ou deux par an au péril de la censure. Ses bouquins étaient élégants. Ils rappelaient les réussites esthétiques de Grasset ou Julliard, de la NRF et des éditions de Minuit. Abel, c’était un ogre avec un appétit de logos, de maquettes, de signes, de titres, de typographie ! Il humait un livre avec la gourmandise d’un gastronome tête à tête avec son plat favori. On ne peut pas dire que ça rapportait des mille et des cents mais il était fier de ses beaux ouvrages pour amateurs très éclairés.
- Mais, naturellement c'était trop beau…
- Naturellement, cela n’a pas duré. Là aussi il a eu des ennuis. Il avait beau être prudent. Imprimer des faux papiers, des brochures, des affiches antimilitaristes pendant la guerre d’Algérie, vous pensez bien ! » Avant de m’en retourner au canard, je laisse au barbu sympa mon numéro. Si quelque chose d’autre vous revient, je ramasse tout. Oui, oui. Je suis preneuse de tout et du reste ! Je siphonne les mémoires. Je creuse dans les souvenirs des autres, j’en fais les miens. Pour moi, la pêche a été bonne. Je te vois à présent, Abel Besson avec ce passé fracassé collant à la vie de tous les jours comme un triste pansement. Cheveux en bataille, la figure volontaire face à ce dernier combat d’homme libre contre la maladie embarquée. Perdu. Ou bien gagné ? Ta vie de luttes me parle et je me sens capable d’en parler. L’histoire de cette vie-là, elle ravive le souvenir familial d’autres hommes et d’autres femmes du Refus. Je baigne dans l’univers chaleureux des fraternités ouvrières gaspillées et de l’espoir gâché des jours épanouis et heureux. Dans ce fleuve où on peut se baigner plusieurs fois de suite sans jamais se laver ni reprendre pied quelque part.
- Tu nous fais la suite ?
- En 4e vitesse, je retourne au journal près des Grands boulevards. Rallumé, mon portable m’apprend que j’ai manqué trois appels. Tous émanent du même numéro. Le journal. Depuis sa cage vitrée, le permanencier fait un geste réprobateur de la main. Tu vas l’avoir ta fessée ! Le chef sort d’une conférence de rédaction avec la liasse des journaux du soir pliés sous le bras. Il y a comme toujours quelque chose d’inutilement énergique dans sa façon de déplacer son corps massif.
- On s'en fout de son corps massif !
- Tant pis. Je vous brosse le tableau. Tombant des hautes fenêtres, un rayon de soleil ajoute à la tristesse des couloirs. Moquette usée, mobilier écaillé et taché, peintures défraichies. Les murs sont ornés de reproductions des Unes plus ou moins historiques du quotidien. - Tu veux dire quoi ?
- Le quotidien est un verre grossissant. Les exagérations sont essentielles. Tout fait pris au piège du journalisme de masse est enflé le plus possible. Aux journalistes alarmistes correspondent des lecteurs qui aiment être alarmés.
- Abrège !
- Le boss m’entraîne vers son bureau qui a l’aspect général d’un placard avec sa fenêtre sur cour. Il me demande :
- Alors ? Du nouveau ? Je rends compte de ma cueillette. Il ne perd pas un mot de ce que je lui dis.
- Une photo ?
Je lui tends le cliché montrant Abel Besson à la bibliothèque de la rue des Laitières. Le boss regarde longuement l’image. « Je la fais scanner », dit-il sans nulle trace d’émotion. Il me dévisage. Va-t-il m’engueuler ? M’encourager ? Rien de tout ça. Il ne pense qu’au journal du lendemain en pleine gestation :
- Dans trois-quarts d’heure, deux feuillets. Epargne-nous le pathos. Rien que du factuel. Tu as tout ce qu’il faut. Légende-moi aussi ton cliché. Cinquante mots. Je te fais de la place en page cinq. Ah, on annonce ton papier à la une. Fais-nous une accroche. Il s’assoit derrière son bureau et me fait signe de sortir. Ne te loupe pas jeune femme, efface-toi derrière ton sujet ! J’ai mis 52 minutes à m’effacer derrière Abel Besson, sa vie toute trouée et sa fin violente. Quand j’étais bloquée ou que j’hésitais entre deux formules, je songeais à son dernier portrait. Crinière en bataille, rides profondes, le sourire quand même. Le nez tel un rocher. Sur le clavier, mes doigts couraient sans effort à la rencontre de l’introuvable vérité de cet inconnu presque intime. Lui le libertaire, il avait choisi sa mort dans la marge de liberté que le sort lui laissait encore.
- Bon, tout ça on le sait !
- Peut être. La chose que les hommes redoutent le plus, en politique surtout, c’est l’indépendance d’esprit. A cause d’elle, les gens sont imprévisibles ce qui devient vite inconfortable pour tous ceux qui ont vocation à contrôler l’état de l’opinion de leurs contemporains. Sans rien dire, mon chef hoche la tête à plusieurs reprises en lisant mes deux feuillets à l’écran. Il fait sauter un paragraphe, corrige une phrase. Selon lui, il faudrait écrire comme on parle à un ami. J’attends ses remarques. « Un bon papier c’est un papier qui tombe à l’heure », a-t-il coutume de dire. Ergo, mon papier est un bon papier à quelques minutes près ! Je note qu’il change le titre. Abel Besson retrouvé mort chez lui. Il fait comme toujours le pari de la sobriété. Depuis ses débuts à l’âge de 17 ans dans « La Voix du Berry » on dit qu’il s’est toujours méfié de l’emphase. Au garde à vous dans ce bureau exigu qui sent le tabac blond, je reste sur ma faim d’encouragements. « Ton papier est bon puisqu’on le publie » commentera un peu plus tard dans un bar voisin du journal Bertrand Boswell, un confrère expérimenté qui me vient parfois en aide. « Tu veux quoi d’autre, un certificat, une médaille ? » Quelques jours après, je recueillerai l’écho de félicitations directoriales inattendues. « Le patron a aimé votre papier », me dit un soir une secrétaire, à la hâte, entre deux portes. Mais, c’est la loi de ces saloperies de stages. Tu te perfectionnes. Tu prends confiance et au terme de 6 mois à l’essai « Tu n’as plus qu’à repartir avec ta caisse à outils pour un nouveau chantier » comme disait le paternel ! Il y a des hochements de tête. Le père Tacron fait donner la charge au cognac grand réparateur de destins sceptiques. Il illumine la table. Emma ne craint pas le cul-sec de circonstance :
- J’en suis là à présent. Rendue à la vie de tous les jours et à moi la traque aux piges ! Je frappe à toutes les portes avec ma déception immense toujours à ruminer. Une copine m’héberge. Ensemble on lit du Doris Lessing. Besson ne se manifeste pas. Je m’en arrange. Disons que c'est le métier qui rentre.
Suivra
© Jean Weber

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