Au Café du Commerce, la pendule a sonné six fois (6)

 

    Un beau jour, c'est le père Tacron qui s'y colle. On ne savait pas grand chose de son passé. Il boitait un peu. Pourquoi ? Total mystère ! Puis voilà que les murs du monde du silence se lézardent. Le moment des confidences est venu. Joli mois de mai fait fleurir les imprescriptibles souvenirs de guerre. " Je vais vous la raconter, moi, la fin des haricots " dit le patron, en s'asseyant dans l'arrière-salle un soir avec nous. Cela s'appelle se mettre à table. Le fier cognac est mobilisé. Écoutez donc : 
     
    Les boches ont abandonné la caserne en laissant tout dégueulasse derrière eux. Quand même, nous autres on fouille cette merde au cas où quelque sournois se serait planqué dans l’idée de nous allumer par derrière, en traitre, à la mitrailleuse. Parce que le cas s’est déjà produit. Cinq ou six camarades de la 2e section. Sciés à la MG 42 près de Remagen. Parmi eux, Amado et Faustino, deux anciens des Brigades internationales venus au Régiment de Marche du Tchad pour briser les reins du nazisme. « Venceremos ! » qu’ils nous criaient ces velus quand le moral faiblissait. Pour eux, la Seconde guerre mondiale avait débuté en 1936. Si seulement on les avait écoutés plutôt que d’aller se déculotter chez le moustachu en folie à Munich. 
    Bref, du canon de sa Sten, le grenadier voltigeur Darmon nous fait signe de le suivre. Darmon ! De toute la guerre, j’ai pas connu type plus efficace que lui. Un Sioux. Un détecteur de mines phénoménal. « Fastoche, suffit de se mettre à penser comme le poseur de pièges ! » Tout le monde reconnaît que c’est un don qu’il a. Marchand de souvenirs à Tunis près de la cathédrale, c’était un petit type tout doux, tout rond et tout roux. Il se prénommait Michel et bien sûr on l’avait baptisé Bouboule. Sauf Marchais le caporal-chef qui n’aimait pas les Juifs, on s’était persuadés qu’il portait bonheur. En patrouille, il ouvrait la marche. On se contentait de poser les pieds là où il laissait la trace de ses rangers. Rien de mauvais ne pouvait plus arriver.

    « Dis Bouboule, pourquoi que tu t’es engagé, lui demande un jour le cabot-chef alors qu’on venait de nous transférer d’Afrique du nord en Angleterre, fin 43.
    - Pour en finir avec les souvenirs, qu’il répond en rigolant.
    - C’est pas une raison ça, dit Marchais.
    - C’est ma raison et je t’emmerde, dit Bouboule.
    Le petit gradé la ferme mais on sent qu’il l’a mauvaise. La popularité de Bouboule est telle qu’il se mettrait tout le monde à dos en insistant. 

    On entre dans les cuisines. Un silence complet comme l’oubli. Par terre, le monceau de vaisselle brisée et sur les tables, des marmites renversées, des couverts partout. Un grand portrait d’Hitler décore la pièce. Adolf, il a été salement bombardé à coups de pommes de terre en sauce. Près des fourneaux encore tièdes, il y a une ardoise de service avec des inscriptions en allemand. Meyer l’Alsaco lit et rigole un coup.
    « Tu nous fais profiter ? Lui demande Marchais.
    - Ils disent comme ça que le colonel soupera dans son bureau, avec Madame.
    - En quoi c’est drôle ?
    - Ben, explique Meyer, ils ont pas vraiment écrit tout à fait ça, les chleuhs.
    Le petit gradé s’impatiente :
    - Qu’est qu’ils ont écrit alors ?
    - Pute ! Ils ont écrit comme ça : « Le colon bouffera dans son burlingue avec sa pute. »
    Refoulement du soldat oblige. On se marre tous, sauf Marchais toujours un peu long à la détente. 
    Darmon qui a continué à progresser nous fait signe de la boucler. Après les cuisines et le réfectoire, on visite l’armurerie où des fusils, des mitraillettes et des pistolets tous sabotés traînent un peu dans tous les coins. La débâcle ! « Merde, j’aurais bien récupéré un Luger » s’exclame Léandre, un pilote de char Sherman qui a déjà débarrassé un officier SS de son Walther PP la veille. On regarde bien partout au cas où ce serait piégé. Négatif. Vient ensuite un petit bureau avec une énorme machine à écrire posée sur une table en bois près d’un téléphone noir aux fils arrachés. Là, le Führer est par terre dans son cadre avec une trace de semelle en travers du front. Il y a au mur une carte d’Europe où se lit la fin du Reich de 1 000 ans. « Ils bandent même plus », commente Meyer en inspectant les casiers d’un meuble de rangement où traine une revue cochonne toute froissée. Par la fenêtre, on aperçoit un feu dans une petite cour. Des papiers en liasse achèvent de brûler. Léandre sort et se penche pour lire un reste de document calciné. « C’est un bon de commande pour l’essence » crie-t-il. « Peuvent toujours attendre pour le plein » lâche-t-il en riant de sa blague. Et il pisse sur les flammes. Sans carburant, le moteur de la machine de guerre est grippé. C’est bon signe ça aussi.
    On se rend dans un vaste hangar tout gris où dorment des blindés. Là, une demi-douzaine de Panzer chasseurs de chars tout neufs attendent. Le moulin six cylindres de chaque tank a été crevé à la masse. « Bordel, de tout massacrer, les mécanos ça les a rendus malades je parie », commente Marchais. Il est tourneur-fraiseur dans le civil. Meyer le regarde d’un air étrange. On l’entend penser « Le massacre de la mécanique, le dernier chagrin des mécaniciens, tu parles d’une remarque à la con ! » mais il préfère se taire. Voyant que je l’observe, il me fait un clin d’œil. Je l’ai à la bonne, l’Alsaco.
    Au bout d’une allée rectiligne bordée de tilleuls gris, on aperçoit un gros bâtiment en pierre de taille. La porte de fer forgé surplombe un emmarchement en demi-lune avec un lion dressé de chaque côté. En progressant par bonds d’arbre en arbre la section atteint l’immeuble. Les fenêtres béantes font des yeux morts à la façade criblée d’éclats d’obus. « Ce doit être le poste de commandement » dit Marchais qui s’en approche avec sa démarche chaloupée de rouleur de caisse. Il va poser le pied sur la première marche. Darmon le retient. Il montre un fil métallique fin, à peine visible. « Achtung mein führer, lance-t-il, mine anti-personnel ! ». L’un après l’autre, nous enjambons l’obstacle et montons. 
    Le grand hall sonne creux. Vide, ici tout est vide ! Bouboule est déjà rendu à l’étage. La voie est libre. Un air héroïque de musique lyrique provient de la grande porte à deux battants qui, sur la mezzanine, fait face aux marches. Meyer lit la plaque dorée où l’aigle triomphale surplombe deux lignes en lettres gothiques. « C’est là, le burlingue du colon camarades ! » En grand uniforme, le haut gradé nous attend. Il est assis très droit derrière son bureau. Sa tête penche un peu sur la gauche. Son regard gris nous fixe avec insistance. Un trou noir a crevé sa tempe droite. A sa gauche, sur un fauteuil de cuir blond, une jeune femme toute pâle est affalée. Du verre en cristal qui a roulé sur le tapis près de ses pieds tout fins chaussés d’escarpins rouges s’élève une odeur d’amande fatale. Dans un coin de la pièce, un poste de radio habillé de palissandre diffuse du Wagner. Ach, Deutschland, Land der Musik ! Léandre tout content ramasse le Luger de l’officier quand, sur la cheminée, l’élégante pendule nous compte six coups brefs. Six heures. Le colonel ne soupera pas ce soir. Madame non plus.
    Suivra
    © Jean Weber

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