Au Café du Commerce, du sang au Salon du Livre (7)
Il y a ce crie qui te cloue sur place : « Marker, ils l’ont poignardé » ! Souffle coupé, tu ressens au plexus un grand choc. Le Salon du Livre porte de Versailles reste un moment tétanisé.
Ah, Jean Marker l’anarcho-alcoolique, le SDF littéraire, un condensé de colère populaire et d’insoumission permanente. Il vient de refuser la jolie breloque vert émeraude des Arts et des Lettres que Macron s’apprêtait à épingler sur sa veste de velours noir pour témoigner que tous les livres passés, présents et futurs ont et auront leur place sur les étagères hectométriques de sa bibliothèque ouverte d’esprit.
De Marker, l’anticlérical et l’antimilitariste aux treize romans, tu as tout lu. Et ton copain anarcho-bouquiniste qui fréquente comme toi le Café du Commerce tôt le matin t’a même trouvé la photocopie (cornée, crasseuse et défraîchie) d’un de ses manuscrits refusé par plusieurs éditeurs prudents. Pur diamant nihiliste ! Manifeste des échecs en série ! Manuel d’anti-réussite ! Comment réussir à échouer ! Supporter le succès tyrannique des médiocres ! Jean Marker qui ne croit en rien ni en personne et surtout pas en lui, auteur démoli ne cherchant ni la renommée ni la fortune, est devenu l’une de tes références. Et on te l’assassinerait ?
Derrière deux motards lancés à toute vitesse, un fourgon blindé de couleur noire débouche à grand bruit sur le parvis du pavillon d’où tu sortais. Devant l’entrée principale, le véhicule dérape et s’immobilise. Un commando de huit hommes casqués, lourdement armés, en descend. Ils foncent dans ta direction. « Couchez-vous », crie l’un d’eux ! Tu obéis. Deux hommes se postent, un de chaque côté de l’entrée. Les six autres pénètrent dans le bâtiment en courant. Un vigile en blazer les rejoint. Il les guide parmi les pyramides de livres vers le stand où Marker signait ses ouvrages. Il y a une heure tu y étais, bavardant avec le romancier. Tu l’avais photographié. L’air grave derrière ses piles de bouquins. Un homme âgé, l’esprit vif, qui s’était intéressé à ton histoire de pigiste à l’affut. « Accrochez-vous ou lâchez tout de suite prise ! La vraie vie n’est jamais là où on la cherche. Surtout pas dans le boulot, croyez-moi ! » A présent, une escouade de flics en treillis repousse la foule vers le boulevard Victor.
Tes réflexes professionnels finissent par jouer. Après avoir pris quelques clichés avec ton portable, tu joins ton rédacteur-en-chef. « Excellent ! c’est du lourd, mais pour nous, ça sera deux photos et quelques lignes. Pas davantage. Envoie-les-moi. Ne traîne pas porte de Versailles. T’inquiète, les télés couvriront. » C’est frustrant mais il n’y a rien à redire. L’actualité brûlante n’est pas faite tout à fait pour notre magazine. On est bien trop papier glacé. « Jean Marker ? Le prix Instant Noir ? Mmouais. Mais seulement s’il s’en tire. Sinon sa nécro suffira. Vu sa façon de survivre toujours entre deux verres, tu penses bien qu’elle est prête. » Tu te retrouves l’esprit vide et les bras ballants parmi les badauds. Un jeune à côté de toi te drague à moitié : « Les poulets au Salon du Livre ? Ils savent lire ? Trop cool. » Rideau ! Tu fonces prendre le métro qui malgré l’alerte n’a pas été fermé. Tu as oublié de manger. Tu es déshydratée. Tant pis, direction l’Hebdo. En chemin, tu tapes ton texte qui coule de source. Les faits, la personnalité de Marker, son œuvre, ses dernières déclarations, les 2 ou 3 questions soulevées par l’agression. Tu expédies le papier avec deux clichés plutôt réussis. Tu te sens mieux. Tu l’as eu ta drogue. Adrénaline, ma chérie, coule à fond dans mes veines !
« Finalement, il s’en tire pas mal ton Marker. Tu es dans le bureau futuriste, fonctionnel et flexible de ton chef, déroutée une fois de plus par ses commentaires.
- Qu’est ce que tu veux dire ?
- Aucun organe vital touché. Une jolie collection de points de suture et une nuit en observation. J’ai eu son éditrice. Dans le fond elle est pas mécontente. Peut-on rêver meilleur lancement pour un bouquin intitulé Cicatrices ? Il rit. Tu t’assoies et te tais. Tu sais qu’il a raison. Il reprend :
- L’agresseur s’est laissé arrêter sans faire d’histoires. Tu vas rire : un prof de philo. Le GIPN a du le protéger. La matraque au secours de la plume ! La foule voulait le lyncher.
- Un prof de philo ?
- Que oui, un dénommé Cousin. La quarantaine. Agrégé. Il enseigne au lycée Henri IV. La philosophie mène à tout. Même à la haine des auteurs. Comique, non ?
- Et mon papier ?
- Ton papier ? Une pleine page, oui ! Tu es la dernière à qui Marker a parlé. Tu peux te lâcher. Son interview à présent c’est de l’or. Il n’a pas tort :
« A vous Emma, je peux bien le dire, j’ai la nostalgie du temps où j’étais maudit. J’écrivais pour moi. Dans la solitude. C’était parfait. Je n’avais ni à plaire ni à convaincre. Avec le succès tout a changé. Le succès est impur et surtout, il se fabrique et fabrique en masse les auteurs dont il a besoin ! »
- Comment ça ?
- L’heure est aux fabricants de petits romans guimauve. Analyse et divan réparateur ! Le chef d’œuvre fade fait recette. Avec le style plat, la niaiserie triomphe.
En décalage, les avis de Marker sur la littérature sans audace et ceux qui en font profession vont une fois encore faire du bruit. N’épargnant personne, il a déchargé sa bile. Une chance pour le magazine dont les ventes ne décollent que par accident climatique. De Marker encore : « L’époque est à l’abrutissement général. Porté par le copinage, le conformisme a tout envahi. Il n’y a pas cinq livres à lire aujourd’hui. Les auteurs ? Des explorateurs du nombril !
- Pourquoi écrire alors ?
- Tout au contraire, pourquoi NE PAS écrire ? La question est de savoir ce qu’on se doit d’écrire pour rendre la vie impossible au monstre !
Avec l’agression sans gravité sur Marker, la chance t’a bigrement souri. « Pas la chance Emma, le flair ! » dit ton boss avant que tu te retires pour le rédiger, ton papier. Tu laisses passer l’occasion de réclamer une prime. Tu te le reproches. Ton père qui s’animait dans l’action syndicale ne t’a pas transmis les bons gênes.
De Pierre Malèze, tu as les grands yeux noirs et d’inattendus longs cils fournis. Au physique, la ressemblance s’arrête là. Tu es femme. Même si tu n’as pas la féminité ravageuse d’une vamp qui en déchirant l’écran des salles obscures fait chavirer l’adolescent luisant de peau. Lycéenne, incertaine encore de tes choix, tu trimballais une espèce d’androgynie émouvante dont les copines, si mal assurées elles mêmes dans leur identité en construction, se moquaient sans grande conviction.
De Marguerite ta mère, tu as hérité la silhouette courte. Les femmes de la famille ne sont pas grandes. Elles sont filles d’un Sud sévère où les arbres et les gens ne poussent pas haut mais restent accrochés de toutes leurs griffes aux réalités. Elles ont leur franc-parler certes mais le respect pour les sommets et ceux qui y logent coule dans leurs veines. Les voyant ensemble parler fort et rire, vous les diriez heureuses de vivre en dépit de la dureté des temps. Dépressions, fausses couches, tumeurs, malheurs en cortège tant de fois subis sans la moindre larme, elles sont accoutumées à la lassitude des condoléances, des paroles d’amitié, du réconfort de ces tissus tellement surjetés de chaleur humaine. Les années ! Elles n’oublient pas que toute souffrance bien vécue est d’abord partage avant de devenir solitude puis oubli. Et redémarre la partie…
« Ah, que oui ! Emma aime les études. Elle tient pas ça de nous ! Eh bien, on va devoir se sacrifier pour qu’elle puisse continuer. Faudra qu’elle s’accroche dur ! Ses profs l’ont dit. Elle est prévenue. »
Obtenus sans trop de travail, fruits plutôt d’une soif de savoir précoce et démesurée, d’une mémoire énorme, tes résultats en classe allaient de bons à excellents. Marguerite te voyait instit. Pour elle, le sommet scintillant de la pyramide. La réussite sociale obtenue sans avoir eu à trahir son milieu d’origine. Institutrice, dans une banlieue ouvrière ou un gros bourg agricole de préférence. Quelque part où les gens en seraient encore à inculquer à leur progéniture le goût du travail bien fait, le respect des maîtres experts et dévoués, les mythes sans lesquels nous autres ouvriers, employés ou petits paysans on ne saurait pas bien à quoi se raccrocher quand tout ne se fait plus sous vos yeux que par coups de bourse, ventes à la Chine ou au Qatar clés en main, conflits meurtriers habilement attisés, détournés puis réprimés. Marguerite te voyait institutrice « à l’ancienne » grammaire rigoureuse, orthographe impeccable, mariée à un gentil collègue, patiente jardinière soucieuse d’élever les masses par une émancipation régulière et douce sur le plan de l’esprit. Mais pauv’ Marguerite, il n’y en a plus de ces pédagogues-là aux confins des décadences économiques et sociales, à la marge des sociétés libérales et avancées. Mais Marguerite ne le sait pas.
Toi, tu réfléchis à Marker le révolté et martyr aux tirages confortables et à ce que tu vas écrire. La leçon des faits, l’éclairage jamais simple à trouver, l’art et la manière un peu pute d’accrocher et retenir l’intérêt des lecteurs qui ne détestent pas qu’on veuille les séduire. Il te faudrait en savoir davantage sur Cousin, les leçons qu’il délivre, les opinions qu’il professe. Les faits, rien ne remplace les faits. Les faits et non les commentaires sont la sève du journalisme.
Rencontrer des collègues de mon philosophe armé, elle est là bien entendu la bonne idée ! Les agrégés adorent dire du mal les uns des autres. Depuis les classes préparatoires où l’on apprend à dissimuler à ses concurrents l’indispensable documentation de la préparation au Concours, ils excellent à se tirer dans les pattes, à se dénigrer. Pour un quart de point ils auraient vendu leur coturne préféré, le petit camarade à qui tout réussit, ce double désinvolte, ce jumeau élégant pétri de fantaisie gréco-latine, le petit ami qui finira cacique en s’excusant, rejoindra, après un dépucelage tardif et tarifé, son premier poste au lycée Corneille de Rouen, épousera la fille diaphane d’un importateur de bois exotique frotté de mécénat puis, édité chez Gallimard avec un essai remarqué sur L’invention de l’auteur au XVIIe siècle, verra décliner son semblant de talent sans rien pouvoir faire que se perdre chaque mercredi après-midi dans la toison restée mystérieuse de quelque étudiante en quête d’un point et demi supplémentaire afin d’accéder elle-même au paradis d’une mention très bien propulsive. Les profs ! à présent, il te faut en trouver un bien vieux, bien rosse, habile à baver sur les nouveaux enseignants, la honte de l’Université.
Tu quittes l’Hebdo et fonces au Quartier latin. Tu te l’es trouvé l’anti-collègue idéal, l’aigri, l’humaniste fielleux qui ne veut et n’a jamais voulu de bien à personne. Un enseignant qui n’aurait pas remarqué fin octobre 40 en salle des profs la Gauloise bleue au bec, que ses collègues israélites Cohen et Lévy avaient loupé la Rentrée des classes. « Tiens, c’est vrai ça ! Ils sont souffrants ? Tous les deux ? Comme c’est étrange ! » Ton coup de fil au secrétariat de la Société de philosophie de Paris aura suffi. Auteur avec son collègue Frasillach du lycée Louis le Grand d’un Guide de philosophie increvable, Monsieur le professeur Dardèche corrigeait les copies de sa classe prépa. « Montrez en quoi la philosophie de Nietzsche peut sembler aujourd’hui actuelle et éternelle à la fois. » Cela doit faire 15 ans qu’il donne le même sujet biscornu à son troupeau de khâgneux. Robert Dardèche accepte de te rencontrer après s’être montré méfiant. Faites bien attention, Madame, je vous interdis de citer mon nom !
Dans le petit café en préretraite enraciné comme un souvenir triste sur les flancs de la Montagne Sainte-Geneviève, nous nous faisons face. A bout de souffle mais pas de méchanceté, c’est un sexagénaire dégarni, sec et jaune de teint. Il s’inquiète de te voir le questionner sans calepin. Tu en sors un de ton sac et l’ouvre. Il est rassuré. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Le philosophe d’Etat porte un gilet en laine prudent sous son costume rendu sur lui informe. Tenace, un parfum d’aigreur et de renfermé flotte tout autour de lui :
« Je ne suis pas surpris, Madame. Mademoiselle ? Eh bien, je ne suis pas surpris le moins du monde Mademoiselle. Cousin est un turlupin. C’est un arriviste sans respect pour la culture. Son geste fait honte à l’université ! Je réprime un début de fou rire.
- Il connaissait sa victime ?
- Certainement pas. Cousin ne fréquente ni ne connait personne. Ce n’est pas lui qui cherche à se faire des amis. Pas un mot, jamais, en salle des professeurs. Il décline toutes les invitations. Monsieur Cousin fait de la recherche !
- Alors, comment expliquez-vous son geste ?
Dardèche regarde tout autour de lui, rapproche sa tête toute jaune de la mienne et l’haleine incertaine chuchote :
- La Gloire, Mademoiselle. La gloire ! Cousin veut se faire connaître, reconnaître. Il passe son temps à proposer ses services, son expertise, aux chaînes de télévision. La télévision ! Le dégoût se peint sur le visage du vieil enseignant parcheminé. A croire que Cousin jouait les grands méchants étalons enfilant des schoolgirls de 14 ans dans des films X à bout de souffle ! Il se met à fouiller avec conviction dans un porte-document affreusement ridé dont il extrait la photocopie d’une chronique :
- Tout est là, tout ! Vérifiez ! Il me tend la copie d’une demi-page de Libération. Sous le titre énigmatique « Le couteau Goldberg » figure la signature de Cédric Cousin. Je parcours l’article. Il relate l’histoire d’un étudiant en Sociologie tchèque ayant égorgé un auteur de romans populaires à Prague près de la Tour Dallibor au siècle dernier. « Je voulais attirer sur moi la célébrité qui s’était égarée sur son nom. » Pour quelqu’un qui ne connait personne, ne fréquente personne et vit seul sur les hauts plateaux de la Recherche philosophique libre, tu te dis qu’il s’est plutôt bien débrouillé avec Libération, le jeune philosophe. Tu notes en pied de page l’adresse de son blog.
- Vous comprenez à présent ? Cousin a imité Goldberg ! C’est manifeste, Mademoiselle. Manifeste ! Ah, ah ! Il n’a pas compris que la célébrité n’est pas belle en soi et que ce n’est pas elle qui grandit l’esprit ! Dardèche crie presque. Nous en sommes rendus aux citations. La maladie professionnelle des maîtres penseurs sur le déclin. Par politesse, tu poursuis l’entretien le temps d’un second café. Tu sais que tu n’obtiendras pas davantage de Robert Dardèche qui dégorge son aimable venin. Monsieur le professeur Dardèche a la dent jaunie mais dure. « Cousin est un arriviste qui n’arrivera à rien. Hé, hé ! je l’ai percé à jour il y a longtemps ! personne ne m’a cru !
- Pourquoi donc ?
- Pensez-vous ! Il est protégé ! Le vieux fonctionnaire hépatique, le philosophe rémunéré se tassant sur lui-même te montre le plafond du doigt. Sur son buste maigre, le gilet prend du volume. Son effrayant cou de poulet tressaille de joie. Ses yeux roulent en tout sens. L’imprécateur s’agite. Il reluque tes seins, ricane, se rince la bouche bruyamment avec un reste de café froid. Quand il te propose de visiter le lycée Henri IV, la cour du méridien de Paris et les dortoirs vides aux fenêtres sur le Panthéon, tu prétextes un train à ne pas louper, refermes ton carnet et prends congé.
Emma, tu as un papier à écrire. La journée s'achève. Un prof de philo pour exister a tracé un grand sillon rouge sang sur le Salon du livre et l’événement a affolé les fidèles du temple qui suait l’ennui. Par dessus Paris et le gros dos de ses toits d’ardoise, un ciel embrasé prolonge l'instant. Tu penses à un titre, quelques lignes d’attaque. En descendant la Montagne Sainte-Geneviève, si province au cœur de la ville capitale, un bout de valse signée Django Reinhardt t’accompagne. Tu respires l’air guilleret du quartier. La rue des Écoles est peuplée d’étudiants. Ils vont en bandes d’un savoir l’autre, d’un amphithéâtre à une bibliothèque savante sans se presser. Tu as envie de leur dire même si tu sais qu’ils s’en fichent que Marker est vivant. Heureux, Django l’illettré plaque pour toi un accord en fa délicat. La Maube est à deux pas. La Bièvre pénétrante et noire se tient cachée avant d’aller se jeter aux égouts. Le temps te manque d’un détour par le Boul’mich. Au numéro 77, en 1885, Jules Vallès a rendu son dernier soupir chez Séverine la féministe absolue. Vallès, regarde ! mais regarde donc ! tu n’as pas tout à fait perdu ! Paris a mis à l’arrêt ses tramways pour laisser tout un peuple rouler la déferlante de son chagrin. Il t’accompagnera en silence du Quartier Latin où naissent les idées neuves au Père Lachaise qui les enterre vivantes.
(A Suivre)
© Jean Weber
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