Au Café du Commerce, me voici seul sur terre (8)

Ermenonville, l’automne dépouille les bois. Le paysage est beau comme un songe le soir entre chien et loup. Au pied des collines revêtues de fougères, un lac gris tend au ciel pommelé son miroir. Rêvait naguère sur sa rive le promeneur solitaire. Seul sur la terre. Ni ami, ni frère. L’âme en apesanteur. Son livre chaque soir m’accompagne à présent sur le chemin familier de ma quête de sommeil.

Dans le clair-obscur d’un esprit qui se laisse glisser, j’aperçois la servante de Rousseau sur le seuil de sa porte. Elle ressemble à la nouvelle serveuse du Café du Commerce, brune à l'accent chaleureux du sud ouest. « Il est très malade mais il attendait votre visite. Entrez, monsieur ! »

- Le mal m’accable. J’ai une sonde. Quand la douleur cesse, dit le philosophe, les chagrins et la tristesse prennent la relève. Tant de gens viennent me voir d’un peu partout pour que je les aide à être heureux. Quelle ironie…

- Aider les autres, n’est-ce pas votre vocation.  Vous n’en tirez pas de la fierté ?

- Pourquoi de la fierté ? Si c’est une vocation et que je ne fais qu’obéir à cette dernière, il n’y a pas là le moindre motif d’être fier. Convenez-en ! Je me contente de hocher la tête. Il reprend :

- La dernière fois que vous êtes venu, vous m’avez confié pour que je le lise un texte retraçant votre vie. Je l’ai lu. Il expose aussi vos points de vue. Il a retenu mon attention.

- C’est beaucoup d’honneur !

- Toutefois, vous êtes la dupe de Voltaire. C’est un esprit faux, un homme orgueilleux. Vous n’eussiez jamais dû prendre ses avis pour des vérités.

-  J'entends bien. Mais puis-je encore espérer écrire quelque chose d’utile à mes semblables ?

- Votre difficulté, c’est de croire la chose plus difficile qu’elle ne l’est.  Quoi que vous songiez écrire, commencez par l'écrire ! L’écrit doit à la fois être votre produit et votre matière première. Il sera toujours assez tôt pour retravailler ce précieux premier jet.

- Mais est-il possible sans plagier jamais de se nourrir de ce que les autres ont écrit et de montrer tout de même sa singularité ?

- Je n’ai pas cessé de le faire.

- On vous l’a reproché.

- C’est sans importance. Le propre des loups est de hurler.

- Mais l’homme n'est pas un loup !

- Pour l’homme ? Bien sûr que si. Il y met d’ailleurs toute son application.  Vous aussi, pour être entendu, vous devrez apprendre à hurler et à mordre. Par écrit naturellement.

- Ce n’est guère réjouissant !

- Si vous cherchez de quoi être réjoui, abandonnez donc l’écriture je vous prie. Quand j’ai recherché le bonheur dans mes livres, par mes livres, on m’a raillé. J’ai commencé trop tard à écrire. Avec la maladie, les forces me manquent. L’élan spirituel ! La concentration ! Le souffle qui soutient le travail de la méditation. Comme j’ai perdu mon temps en vaines disputes ! Quelle misère, ces controverses…

- Voltaire ?

- Bah, Voltaire et tous les autres. Voltaire n’a jamais eu la force de rester seul. Il lui fallait paraître. Briller. Il a gâché son génie dans les Salons pleins de vide ! Il n’a rien compris à mon besoin de solitude, ma quête de profondeur. Sans parler de la Nature dans laquelle il se serait perdu s'il s’était risqué jamais à s’aventurer.

-  Il a dit de vous des choses affreuses.

- Sottises.

- Cela ne vous a pas découragé ?

- Pas du tout ! J'en ai conçu du chagrin. Un peu. Pas longtemps. Le monde de Voltaire prenait fin. Pas le mien. Je vous souhaite pour le bien de votre œuvre à venir quelqu’un qui vous veuille autant de mal et le dise !

- Ah,  monsieur ! Cela m’abattrait !

- C’est peut être que vous ne tenez pas tant que vous vous efforcez de le croire à écrire! Dites-moi tout franc, voulez-vous très fort écrire ?

- Je le veux !

- Fort ? Vous y tenez ?

- Oui, j’y tiens monsieur Rousseau !

- Eh bien, apprenez donc à souffrir. Tirez parti de vos adversaires. C’est un excellent moyen. Vous devez vous y préparer. Je ne devrais pas vous le dire. Je le fais quand même. Que voulez-vous, vous m’êtes sympathique et comme vous le savez j’aime aider mon prochain ! Soudain, l’air se mit à vibrer de toutes parts. Un tonnerre effrayant retentit. Avec celle de Saint-Léon, la cloche du Christ-Roi sonna l’Angélus. La nuit finissait, les fantômes fuyaient en tout sens. Rousseau et moi nous quittions. 

Je m’éveillais dans la tranquillité, la sérénité, la paix ayant d’évidence désormais quelque chose de neuf à écrire.

(A Suivre)

© Jean Weber

 

Commentaires