Au Café du Commerce, l'histoire de l'enfant qui s'ennuie (9)
Au Café du Commerce, on s'est échangé un soir nos souvenirs d'enfance. Des vrais et des pas tout à fait vrais. Quand on parle de ses jeunes années, la victime c'est la vérité. Un peu gris, je me suis lancé dans une histoire compliquée. Pour faire le beau. Si je m'en suis (à peu près) sorti, c'est parce que la journée avait été dure pour tout le monde et que le niveau d'exigence se situait bien plus bas qu'à l'ordinaire. Il y a des moments comme ça où (à peu près) tout vous réussit. Même le récit arrangé d'un enfant qui s'ennuie dans sa chambre, un jour de pluie au Pays basque :
Il pleut. Le vent secoue le pays de Bidache et dans sa chambre Mattin s’ennuie. D’une petite voix plaintive, il dit à sa mère venue voir ce qu’il fait :
« J’sais pas quoi faire ! Qu’est-ce que j’peux faire ? J’m’embête ! J’m’embête trop, si tu veux savoir ! »
- Allons Mattin, tu as des jouets en pagaille. Des livres aussi. On ne s’ennuie pas à ton âge quand on a de quoi lire.
Le garçon souffle, hausse les épaules et répond qu’il n’aime pas la lecture :
- Justement, dit-il, je m’ennuie deux fois plus quand je lis ! Lire, c’est galère. Tu comprends rien. T’es bête. C’est ça le problème.
- Merci quand même, grossier personnage ! Eh bien, écris. Ecris des histoires ! Ou bien dessine. Encore mieux, écris donc des histoires que tu aimerais lire et puis illustre-les.
Comme elle dit ces mots, le visage de Mattin s’éclaire. Il a un petit sourire :
- Tu veux dire de vraies histoires ? Qui font peur ? Brr ! Des histoires avec de drôles de créatures, des monstres affreux ? Des gens pas gentils comme notre voisine qui crie tout le temps après Eder son pauvre chien ?
- Pourquoi pas ? Le point de vue de Maïté, la maman de Mattin, c’est qu’à onze ans, avec toutes les séries qu’il a visionnées, il doit pouvoir bâtir une intrigue, créer des personnages, imaginer des dialogues. Au besoin, elle lui viendra en aide. Cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas fait quelque chose d’amusant ensemble...
Par quel bout commencer ? Mattin souffre d’un gros manque d’imagination. Son point fort, le calcul, ne lui est d’aucun secours ici. Il cale. D’abord, il se demande où la situer son histoire. Pas trop loin. Pas tout près non plus. Dans un endroit qu’il connait bien mais qui tout de même l’impressionne encore, si possible. Alors ? Où ? où çà ? Au bois de Mixe ? Que oui, le bois de Mixe ! Il y marche le dimanche avec ses parents et Enéa, sa petite sœur. La reine de la pleurniche. A cause d’elle, de ses plaintes - trop chaud, trop froid, trop loin - les chevreuils gracieux fuient à notre approche sans que nous puissions jamais les observer tranquilles. Ne parlons pas des mésanges ni des merles, des martres ou des écureuils. Passons. Mattin se dit (tout bien réfléchi) qu’il n’y a rien de mieux que Mixe. Une rivière le traverse, des torrents nombreux l’arrosent. Il y a des cascades chantantes et des mares assoupies. Des ravins sombres parsemés de rochers menaçants. Des balcons larges sur les Pyrénées blêmissantes. Des gués, des petits ponts, des cabanes à demi ruinées et de fières palombières. A l’infini s’étendent des parterres de fougères et, avec les taches vert sombre de houx joli, les plumets écarlates de plantes inconnues. Il y a aussi des chemins sinueux pour se rendre on ne sait où. Nulle part peut être. Ou dans des manoirs ruinés, des châteaux hantés ! Le bois est peuplé d’animaux sauvages qu’on entend parfois piétiner les abords. Seules les improvisations de la grive musicienne donnent le soir venu aux parages un air de gaîté enivrant. Mixe que Mattin plus petit appelait mixte ! Ce bois, la légende veut qu’on s’y perde facilement et qu’à la saison des chiens de chasse au flair précieux retrouvent, épuisé, un de ces marcheurs égarés qui le sillonnent depuis des heures et des heures. Les grands n’en parlent qu’en baissant la voix. Crainte et respect. Ah, pense Mattin, c’est sûr que ça craint, Mixe. En basque, Amikuzeko oihana c’est pas rassurant non plus ! N’y sont véritablement chez eux que bûcherons et charbonniers, gens abrupts et taiseux qu’on ne voit presque jamais dans le bourg. Pour les contes, les histoires et les légendes, Mixe c’est l’endroit idéal. Beau et hostile à la fois ! Rien que d’y songer, bien à l’abri dans sa chambre avec l’averse incisive qui fouette le toit de la maison, Mattin a un peu peur. Il les voit, lui si petit, les grands arbres dressés qui dominent tout. Il les entend, les bruits bizarres, les cris mystérieux jaillissant des taillis impénétrables et les craquements terribles des énormes branches secouées par un vent mauvais qui n’en finit pas de tourbillonner. Au bord du lac si gris où les hirondelles tracent des rides minuscules, il éprouve une crainte de bout du monde. Mattin se sent prisonnier de l’obscurité qui s’en vient doucement à sa rencontre depuis les profondeurs inquiétantes de la forêt. Le temps d’écrire est venu. Ses craintes persistent. Un filet de sueur coule le long de son dos. Il respire difficilement. Brr ! Quelle idée elle a eue, sa mère, de le pousser lui qui n’est bon qu’en calcul à jouer avec la fiction ! L’encourager pour échapper à l’ennui à inventer une de ces histoires de monstres qui l’empêchera tantôt de dormir ! C’est le problème, les adultes ne nous comprennent pas.
Promeneur solitaire, courageux petit apprenti des contes et légendes, Mattin croit voir une paire d’yeux cruels le fixer. Yeux rouges qui ne cillent pas. Yeux de braise qui menacent. L’atmosphère est chargée d’une influence étrange dont il ne peut se libérer. Où est-il à présent ? Une puissance inconnue rode. Muette. Elle semble vouloir prendre possession de lui. Irrésistible. Il ne peut pas bouger, se libérer de l’emprise grandissante. Paralysé. Tétanisé. Le regard dans le vague, ne sachant plus où se poser, il est lui-même et un autre à la fois. Qui ? Pourquoi ? Le vent au souffle long se renforce. La pluie redouble. Un oiseau, sans doute un rapace, pousse un cri lugubre. Unique. Est-ce un appel ? Dans l’air qui vibre comme une harpe, Mattin croit entendre un inquiétant chuchotement. Il se produit une sorte de froissement léger, là, juste derrière lui. Puis un vrombissement s’élève. Surpris, il retient sa respiration. Est-ce une bête qui approche ? Un humain ? Le monstre des bois et des contes qui croque les enfants qui n’aiment pas la lecture approche-t-il ? Est-ce le bruit de ses pas qui bat à présent sous le crâne de Mattin ? Il se sent menacé et appelle « Maman ! » tandis que des larmes lui piquent les yeux. Soudain, un voile noir lui bouche la vue. Tout tourne. Mattin chavire.
Allongé sur son lit dans sa chambre, Mattin a repris connaissance. Sa mère lui tend un grand bol tout fumant :
« Bois ! c’est une tisane. Elle va te faire du bien.
- Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Maman, dis-moi !
- Tu es resté trop longtemps sur ton écran avec ton conte. Tu as fait un malaise. Cela arrive.
- Mais pas du tout, j’étais dans le bois de Mixe !
- C’est ce que tu croyais en écrivant ton histoire.
- Et les yeux rouges qui me fixaient ?
- Là ? les voyants de la box !
- Et le souffle de la bête ?
- Ici ? Le courant d’air dans les aérateurs de fenêtre !
- Et le grondement ?
- La chaudière !
- Et le froissement ?
- Les rideaux !
Mattin est perplexe. Il se sent encore secoué par son aventure. Il y a des choses qu’il ne s’explique pas. Troublantes. Avec ses rayures brunes, cette longue et belle plume d’oiseau posée sur la table de nuit par exemple. Sa mère le regarde tendrement. Son trouble ne lui échappe pas. Qu’est-ce qui échappe au cœur d’une mère ? Elle lui prend la main et dit :
« Si tu veux, ton conte, je t’aiderai à le finir quand tu te sentiras un peu mieux.
- Ah, ça oui ! Je veux bien, dit Mattin qui n’a plus peur du tout.
Sur le rebord de la fenêtre, ni lui ni sa mère ne remarquent le grand faucon qui s’est posé et les fixe.
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