Au Café du Commerce, Ingrid mord dans le pain noir de la vie (10)

 

Au Café du Commerce où elle inaugure parfois ses journées, Ingrid est enveloppée du regard des habitués. Il y a, quand elle entre dans la vaste salle aux multiples miroirs, des rêveries qui prennent corps. Des voluptés qui transparaissent. 

Un jour Ingrid a décidé qu’elle serait vedette de cinéma. Star. Elle s’est regardée dans la glace. Que oui, elle a une gueule. Puissante. Bouche charnue et grands yeux de couleur mauve. Un nez étrangement petit. Narines palpitantes. Pommettes saillantes. Ah, ce front lisse d’enfant exempt de soucis !  Et ces sourcils ! Et ces dents ! Fille de la campagne, Ingrid a de quoi mordre dans le pain noir des débuts dans la vie.

Beaucoup de jeunes femmes ont une gueule. Encore plus veulent faire du cinéma. Ce qu’a Ingrid et que toutes n’ont pas c’est une conscience. Elle aime ce qui s’obtient par le travail. L’application. Son ambition la pousse jour après jour, nuit après nuit, à se cultiver.

Qu’est-ce que c’est que ce métier que je veux faire et qui n’est pas un métier ? Un art ? De l’artisanat ? De l’artisanat d’art ? De la science fouillant dans la psychologie des personnages, la vie intime des sociétés ? Du divertissement où l’on s’engage avec distance pour distraire? Ingrid en débat avec Ingrid ne cesse de s’assumer dans tous les rôles.  Ainsi le veut la règle.

Mais Ingrid ne trompe pas Ingrid. Aucun casting ne lui volera son âme. La vedette Ingrid longiligne et souple ne peut pas abuser la jeune femme Ingrid. Trop volontaire. Trop robuste. Trop du matin pour se laisser flouer par les ombres de l’édifice artistique aux noctambules exsangues.

« En jouant, j’ai acquis de la sincérité. Le cinéma n’est pas un métier. Mais c’est tout de même un métier honteux » dit Ingrid au beau journaliste venu prendre le petit déjeuner avec elle au Café du Commerce. Le nez dans ses tasses, le patron du bistro sourit.

(Jean Weber)

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